Sur table ou en grandeur nature, le jeu de rôle évolue. Les thèmes s’éloignent des clichés, qu’ils soient parfumés à la testostérone médiévale fantastique ou aux larmes des mélodrames familiaux. Côté technique, on se rend compte que les artifices types dés et MJ omnipotent (pour le jdr sur table) ou décors et costumes historisants (pour le GN) ne sont pas toujours favorables au déclenchement d’émotions intenses. Et ne parlons même pas de l’impact de la durée des parties. Véritables produits de cette évolution, Les Petites Choses Oubliées et Tant d’espace sont deux jeux de l’amour à la fois sobres, courts et efficaces. Un jdr et un GN qui ont en commun d’aborder le thème du couple et de la rupture de manière plutôt fine et sérieuse.

 

Les histoires d’amour finissent…

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Photo et design de Virginie Stubi

Les petites choses oubliées (LPCO) est un jdr de Sylvie Guillaume et Christoph Boeckle, disponible auprès de l’Impromptu. Il tient dans une petite boite de cartes postales agréables au toucher, avec au recto des photos d’ambiance qui pourront servir pendant le jeu, et au verso les règles comprenant un exemple de partie. Le jeu tournant autour de souvenirs partagés, la forme colle très bien au fond. C’est plaisamment “méta” en terme de game design, et la réalisation graphique de Virginie Stubi est une vraie réussite. Le jeu se joue à deux, sans meneur de jeu, chacun endossant le rôle d’un membre du couple. Les joueurs définissent ensemble le type de couple qu’ils vont interpréter, l’ambiance générale, puis décrivent ensemble la scène de rencontre au cours de laquelle les personnages tomberont amoureux. Mais le couple va se séparer, et chacun va se rendre chez un mnémochirurgien pour effacer les souvenirs liés à l’autre, à ses qualités, ses défauts, et à leur relation (cf Eternal Sunshine of the Spotless Mind). Les photos (fournies ou d’autres) servent de support à la narration, chaque joueur racontant le souvenir du point de vue de son personnage. Enfin les joueurs se mettront d’accord sur un épilogue et -détail important- un happy end est même possible. L’ensemble dure environ une heure, mais peut être modulé par le nombre de photos choisies et l’envie des participants.

 

…mal, en général

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Illustration de Temps d’espace

Tant d’espace est un GN de Sébastien Duverger-Nédellec dit Beus, disponible gratuitement sur l’Univers du Huis Clos. Il se présente sous la forme d’un fichier zip contenant quatre PDF sobrement mis en page: une présentation générale, des conseils d’organisation, et deux fiches de personnage. Le jeu se joue à trois: un organisateur et deux joueurs, interprétant Kamel et Laetitia. Le jeu démarre par quelques ateliers (des exercices préparatoires hors jeu) pour apprendre à gérer les silences, étoffer la relation et créer quelques souvenirs. Puis une musique annonce le début de l’unique scène “en jeu”: Kamel et Laetitia se sont retrouvés par hasard, des années après une rupture brutale, et vont boire un coup dans un café pour discuter. L’orga joue le rôle du serveur et de rares PNJ qui n’apparaissent que par SMS. Il interrompt la scène au bout d’environ une heure si elle ne s’est pas achevée plus tôt, et clôt la partie avec une musique de fin.

 

Toutes les mêmes

Je ne sais pas si les auteurs des deux jeux se connaissent, mais il est intéressant d’identifier les points communs et les différences dans le traitement d’un même thème. Les deux jeux ont une partie de co-création/calibrage sur les personnages et leurs souvenirs, mais là où LPCO choisit une forme de narration partagée et improvisée, Tant d’espace impose plus de texte pré-écrit et un roleplay “les yeux dans les yeux”. Tant d’espace est globalement plus directif que LPCO, car non seulement les personnages et une partie de leur passé sont décrits sur plusieurs pages, mais la fin de la scène est prévue: ils repartiront chacun de leur côté. Le but est plus d’interpréter un moment dans tout ce qu’il peut avoir de difficile (que ce soit par les souvenirs ou les silences) que de créer une histoire d’amour complète. Les techniques de Tant d’espace sont inspirées des GN Nordiques/freeform/jeepform, mais la relative longueur des feuilles de perso est très française. Elles auraient pu être plus courtes pour un jeu d’une heure, mais aident à donner le ton (résolument triste) et rendront sans doute l’observation de rediffusions avec assez passionnante.

 

Gai, gai marions-les!

Je recommande souvent aux non-biclassés rôlistes-GNistes d’essayer le loisir d’en face, pour se faire une idée “en vrai” et dépasser les préjugés. La légèreté de mise en place de ces deux jeux devrait faciliter la chose, on pourrait même imaginer de se passer de l’orga dans Tant d’espace pour les allergiques au MJ et de rallonger les parties roleplay de LPCO.

Certes, le thème ne plaira pas à tout le monde. Tant d’espace prévient même que si vous sortez d’une rupture, ce n’est pas forcément une bonne idée de jouer à ce genre de jeux là-maintenant-tout-de-suite. Et même si vous êtes en couple, jouer tout l’inconfort de retrouvailles entre deux ex pendant une heure risque de faire remonter des souvenirs pas toujours agréables. Le bleed, cette perméabilité entre les émotions du joueur et du personnage, est recherché par certains pour plus d’intensité ou d’authenticité. Mais pour ceux qui voudraient plus de distance, certaines séquences narratives à la troisième personne de LPCO paraîtront sans doute plus confortables. De même, jouer à ces jeux avec quelqu’un avec qui on ne désire pas être en couple pourrait faciliter la distanciation. LPCO offre d’ailleurs plus de flexibilité (e.g. pas forcément une relation hétéro), y compris dans l’ambiance choisie, du drame à la comédie romantique. On pourrait même envisager une version polyamoureuse à plus de deux joueurs.

Quoi qu’il arrive, je conseille à celles et ceux qui voudraient tenter l’aventure d’en parler avec leurs partenaires de jeux et leurs partenaires dans la vraie vie. Aucun des deux jeux ne propose de technique de debriefing satisfaisante, donc c’est à vous de discuter avant (pour clarifier les attentes et limites de chacun), pendant (pour être sûr qu’elles sont respectées) et après (pour pouvoir partager vos ressentis et digérer l’expérience). En adultes responsables, quoi.

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4 Responses to Les Petites Choses Oubliées + Tant d’espace = <3 ?

  1. Beus says:

    Et non, on ne se connait pas !
    Merci pour l’article !

  2. Pascal says:

    Très bel article Thomas.

  3. Steve J says:

    Merci pour cet article qui ouvre pas mal de perspectives au “non-biclassé” que je suis (ma pratique du GN se limite à de vieilles parties de murders à la SPSR et à quelques jeux freeform).

    Même si quelques JDR commencent à intégrer des mécaniques similaires, le fait d’intégrer des phrases pré-écrites et de fixer entièrement la fin est ce qui surprend le plus (et me surprenait le plus en lisant quelques jeux jeepform : la pratique est apparement plus répandue en GN qu’en JDR).
    C’est d’autant plus étonnant qu’un regard extérieur (et manifestement très superficiel) sur le GN donne l’impression qu’on cherche à y éviter l’abstraction en incarnant physiquement son personnage (et donc en choisissant à sa place).

    Autre point intéressant l’insistance sur le fait d’avoir une expérience émotionnellement safe (débriefing, respect des limites, importance d’en parler avec son partenaire…). J’ai fait plusieurs parties de LPCO (dont une avec Sylvie et toutes avec des “non-biclassés”) et la question ne s’est jamais posée ni autour de la table (pas de debriefing) ni par la suite (je n’ai jamais senti le besoin d’en discuter avec ma copine).
    J’imagine que ce besoin de sécurité vient à la fois du caractère parfois physiquement dangereux du GN mais peut-être aussi d’une plus grande expérience des thématiques “close to home” (voire de l’intensité du dispositif par rapport à la simple conversation qu’est le JDR sur table).

    Enfin il y a un point que tu mentionnes et sur lequel je reste très perplexe : la présence de l’organisateur. J’avais déjà lu le jeu suite à la critique du site electro-gn (je ne suis pas encore biclassé mais j’espère bien y remédier à plus ou moins court terme) et, alors que j’étais partant pour y jouer pendant ma lecture, c’est vraiment la présence de ce tier qui me dissuade un peu d’y jouer.
    D’abord pour une raison ludique : une question -parfaitement sophistique- revient souvent dans mes conversations de rôlistes “est-ce que le MJ est un joueur ?”. Ici on a l’impression de pouvoir répondre sans trop d’hésitation que non et son rôle semble bien mince (en gros passer quelques appels et debriefer…on a l’impression de pouvoir sans passer sans que la partie n’arrête de tourner).
    Mais plus fondamentalement je crains qu’il ne soit dans une position de voyeur puisque, contrairement aux deux joueurs, son implication émotionnelle dans la partie est très faible.
    Du coup sa présence me pose à la fois une question de gamedesign et une question vis à vis des limites émotionnelles (un comble pour quelqu’un qui joue “sans filet” à des JDRs aux sujets intimes).

    • Thomas B. says:

      Plein de bonnes choses, je vais essayer de reprendre point par point 🙂

      Pour la “fin connue à l’avance”, c’est encore assez rare dans le GN francophone. Globalement la transparence vs. le secret reste la plus grosse barrière culturelle à franchir entre le GN Nordique et le GN francophone: pour beaucoup de GNistes, la surprise, l’incertitude et la capacité à influencer/décider de la fin d’une histoire sont des vrais plaisirs du GN, voire ce qui le différencie des arts passifs comme la lecture ou le cinéma. J’étais aussi très perplexe sur la transparence jusqu’à avoir essayé Mad about the Boy ( http://www.thomasbe.com/2013/10/01/larp-critique-mad-about-the-boy/ ) et pour faire court: c’est un plaisir différent, mais c’est un plaisir.

      Pour les fiches écrites à l’avance, c’est plutôt la norme dans le GN en effet. Il n’y a quasiment qu’en mass larp que les joueurs écrivent leur persos, et dans ce genre de jeux les détails de ces persos comptent peu, c’est surtout du jeu de faction, de fonction, de masse.

      Pour la sécurité, ce n’est pas parce que tu n’as pas eu besoin de debriefing que le joueur moyen n’en a pas besoin 🙂 Exemple typique, Romaric est quand même sorti de son playtest dans un état assez différent de Flavie ( http://www.lacellule.net/2014/09/podcast-playtest-n4-les-petites-choses.html ) et ce n’est pas seulement parce qu’il est “passé à côté” du jeu. Il a puisé des trucs très personnels pour créer/jouer son personnage et ça l’a manifestement affecté. Ce podcast, c’était un peu son debrief à lui. Donc oui, plus un jeu met en scène des situations proches de la vraie vie du joueur, sur des sujets potentiellement choquants (sexe, violence, rupture) et plus il faut mettre un minimum de garde-fous.

      Et au delà de l’implication physique, une grosse différence entre GN et jdr est la proportion de temps passée à *vraiment* jouer son perso, avec souvent des inconnus. En GN, pas de “tour de table” pour dire ce qu’on fait, pas de discussion sur si il reste des chips, et pas la facilité d’être avec un petit nombre de gens qu’on connait plutôt bien etc. On est dedans beaucoup plus longtemps, avec moins de filtres hors-jeu, avec des gens dont on ne sait pas trop comment ils vivent la chose vu que le hors-jeu est mal vu, donc les règles de sécurité psy sont plus importantes. Après, pour le GN à la Sherlock Holmes de base, ou la grosse baston medfan à l’ancienne, moins besoin de débriefer forcément. Mais je me souviens d’une négociation d’alliances dans un médfan très classique qui avait tourné aux insultes et la descente en flamme d’un des persos qui avait été *très* mal vécue par son joueur. Si des “safe words” ou moments de debrief hors-jeu avaient été prévu dès le début on aurait pu rattraper le truc beaucoup plus tôt. Mais là le joueur a passé pas mal de temps en ayant eu l’impression d’avoir vraiment été méprisé en tant qu’individu, pas en tant que perso. Sur table il aurait été bien plus facile d’arrêter la scène.

      Hoog a bien décrit comment on pouvait jouer à Tant d’espace sans orga. J’ai testé un GN sans orga de la façon dont il le décrit (Soulstrip, en bas de cette page http://www.thomasbe.com/2012/04/19/solmukohta-2012-a-subjective-recap-part-2/ ) et ça marche. Mais j’ai testé aussi l’orga présent qui-fait-rien, que ce soit en tant qu’orga pour Un serpent de cendre, ou joueur pour The kick inside et en fait l’orga on l’oublie, même si il est dans la pièce, c’est impressionant. Si sa présence empêche de se lâcher, il reste l’option babyphone (l’orga n’est pas là donc ça présence physique ne dérange pas mais il suit ce qui se passe à distance, j’avais utilisé ça pour Technocculte http://www.thomasbe.com/2012/07/31/lessons-learned-in-larpwriting/ )

      Après je trouve sa présence logique en jeu, vu que dans un café il y aura toujours des gens qui pourront te déranger/faire les voyeurs. Et hors-jeu, encore pour des raisons de sécurité, je pense que c’est bien d’avoir quelqu’un un peu plus maître de ses émotions qui peut intervenir le cas échéant, y compris pendant le jeu. Mais si deux joueurs préfèrent jouer Tant d’espace pour vivre un moment spécial à deux, et qu’ils sont sur la même longueur d’onde, ils peuvent le jouer “à la Hoog” sans problème.

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