Tadjélé – récits d’exil
Attention trucs persos, passez si ça vous gave, c’est mon blog, je fais ce que je veux.
1. Les disclaimers d’usage à mes critiques d’oeuvres de Léo Henry et Jacques Mucchielli s’appliquent. Je ne connais pas bien Stéphane Perger, le troisième créateur/illustrateur, mais il m’a peint de telles dédicaces que je ne suis plus objectif sur son œuvre depuis bien longtemps. Ajoutez y que j’apprécie personnellement Laurent Kloetzer, qui a écrit une des nouvelles.
2. J’ai été exposé à Tadjélé plusieurs fois avant sa sortie.
J’ai servi de consultant scientifique pour une des nouvelles. La relire après la mort de Jacques aura été une des expériences créatives les plus traumatiques de ma vie.
J’ai découvert deux autres textes par une lecture des Kloetzer. Entendre une nouvelle dite par quelqu’un présent dans la pièce, en sirotant un bon whisky, lui apporte une dimension complètement différente. C’était prenant et c’était beau.
Que ce soit la nouvelle de Jacques ou celles lues par les Kloetzer, les histoires étaient dures, parfois dérangeantes, mais un auteur était là. Un humain était fourni avec. Les visages de Kloetzer pouvaient sourir après, donner du contexte de création et désamorcer un peu. Les mots de Jacques, puis de Léo, étaient là dans les mails pour parler logistique d’édition, donner des nouvelles des potes, encore une fois désamorcer un peu la lecture. Mais une fois le livre en main, je n’avais plus ni guide ni réconfort, et la solitude a été violente.
Hier soir j’ai fini Tadjélé – Récits d’exil. Ca m’aura pris six mois. Pas que je n’avais pas le temps. Du temps j’en ai eu, j’en ai pris, ça fait six mois que je vis des expériences fortes, inédites, stressantes, fatiguantes… mais surtout chaleureuses, des expériences qui font je me suis rarement senti aussi bien qu’aujourd’hui.. Et c’est là le problème.
Tadjélé est le troisième recueil de nouvelles lié à la ville de Yirminadingrad. Yama Loka Terminus – dernières nouvelles de Yirminadingrad se passait dans cette mégapole post-soviétique de la mer Noire, entre actualité beaucoup trop proche, anticipation et fantastique urbain. Bara Yogoï se passait hors la ville, même si elle infectait toujours la nature alentour de l’intensité de ses émotions. Le côté extérieur voire mythique de certaines nouvelles apportait une forme de respiration, on était presque à la campagne.
Tadjélé parle de ceux qui ont quitté Yirminadingrad. Les exilés, les expatriés, les apatrides, les réfugiés. Et ils portent tous, d’une manière ou d’une autre, la froideur et la folie de la ville en eux. Quel que soit la décor de chaque nouvelle, on s’en prend plein la gueule. Folie donc, tristesse, violence, crime organisé, politique, histoire, conflits ethniques, amour, désir, traditions, savoirs enfouis, tout est toujours intense, à fleur de peau, douloureux. Et comme souvent, ce sont les histoires les plus simples, les plus quotidiennes qui font le plus mal. J’en suis venu à accueillir les rares bastons testostéronées entre mafieux comme une bouffée d’air frais, les fusillades comme des moments de répit face à la douleur, à la drogue, au désespoir.
Et le pire c’est que le tout est écrit dans une prose d’une beauté rare, intense, exigeante. C’est bateau mais oui, on a souvent l’impression de lire de la poésie. On ne comprend pas tout. On se sent parfois exclu par son manque de culture, on sent qu’on passe à côté de références. De plus, les textes ont été écrits avec des contraintes, et la plupart sont difficiles à deviner. Une sorte de «making of» aurait sans doute été bienvenu, parce que je pense que ce jeu de création ajoute à l’intérêt de l’oeuvre. Si on fait ça pour les films, pourquoi pas pour les livres? Tadjélé demande donc du travail, de la concentration, de l’implication. Et graphiquement c’est la même chose: Perger est un des auteurs à part entière, sa couverture daliesque attirera l’oeil, ses illustrations pourront retenir les doigts du chaland qui feuillette, même l’intégration du code barre dans l’oeuvre fait plaisir aux yeux. Mais pas de quatrième de couverture. A croire qu’ils ne veulent pas vendre ou alors juste à de gens prêts à tenter une aventure, à se perdre potentiellement. A l’heure du «jamais surpris, jamais décu» (© Groland), c’est beau, c’est grand, mais c’est aussi clivant, et un peu suicidaire.
Reste la beauté des mots. Tout comme on peut être touché par l’opéra sans en parler la langue, on peut être touché par Tadjélé même si on n’a pas tout le bagage. Des nouvelles sont très accessibles, d’autres moins, mais le problème est que le fameux toucher est glacial. Une fois qu’on a «compris» ou qu’on s’est ouvert au mystère, ce qu’on voit nous marque, et pas forcément en bien. C’est comme regarder un paysage uniquement éclairé par une aurore boréale, être émerveillé, plisser des yeux et se rendre compte que le sol est en fait un charnier.
Si vous venez à Tadjélé par Jacques et Léo et avez aimé Yama Loka Terminus pour son côté «Phlip K. Dick et Baudelaire à Sarajevo», foncez, ce recueil est fait pour vous.
Si vous venez à Tadjélé par Laurent Kloetzer, l’ambiance est très différente de Cleer, la folie sans doute plus proche de celle de Mémoire Vagabonde, mais vous retrouverez quelques clins d’oeil bienvenus à la multinationale en blanc.
Si vous avez trouvé Yama Loka Terminus un peu trop abscons, n’essayez pas Tadjélé, c’est pareil, ou pire.
Et si vous voulez juste essayer quelque chose de beau, de fort, de marquant, de différent, tentez le truc – en toute connaissance de cause. La lecture d’une des premières nouvelles, dans un café en attendant un rencard, m’a plombé la soirée, le cœur n’y était juste plus. Et hier soir, finir le livre m’a arraché des larmes dans un train. Encore une fois, il y avait du bagage personnel et je ne peux plus entendre ou lire une ligne de La semaine sanglante sans penser à Jacques. Mais je pense que même les gens qui ne l’ont pas connu risquent de s’en prendre plein la gueule. Donc voilà, c’est beau, c’est dur, vous êtes prévenus.
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Ça fait un moment que cette série me fait de l’œil, ne serait-ce que par une semblance de parentée avec The City & The City de China Miéville. Il va vraiment falloir que je me la trouve.
Alors c’est *très* différent de The City & The City, le lien majeur serait le côté “europe de l’est/porte de l’asie”. Mais en terme de ville avec séquences difficile dans l’oeuvre de Miéville, ce serait plus Perdido Street Station, même si l’univers est contemporain. Pour trouver la série:
http://editions.dystopia.fr/serie/yirminadingrad
Et la douane suisse est gentille avec les bouquins 🙂
J’avais énormément apprécié Yama Loka,tu m’as définitivement convaincu de plonger dans la suite. Reste plus qu’à attendre la poste.
[…] Tadjélé – récits d’exil […]
[…] B., qui chronique Tadjélé – récits d’exil, dernier d’une série de bouquins que je me suis promis de lire, un […]